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Sachez reconnaître le futur ainsi qu’un Timonier identifie ses étoiles-repères et corrige la course de son vaisseau. Apprenez du passé et ne l’utilisez jamais comme une ancre.
Sigan VISEE,
Premier Instructeur de l’École de Navigation de la Guilde.
Loin sous les grottes d’Ix, les tunnels torrides étaient illuminés en rouge et orange. Des générations auparavant, les architectes d’Ix avaient fait forer des puits sous champ Holtzman dans le manteau planétaire, des fosses destinées aux déchets industriels. Tout le secteur était imprégné des fumées acides et des relents de soufre.
Les suboïdes peinaient en se relayant toutes les douze heures sur les convoyeurs automatiques qui déversaient les restes des usines dans les fournaises. Les gardiens Tleilaxu en robe les surveillaient, indifférents et suants. Des ouvriers au faciès inerte triaient sur les bandes de chargement les résidus de valeur, les parcelles de métal, les bouts de câbles, les fragments de composants venus des manufactures détruites.
Au passage, C’tair dérobait ce qu’il pouvait.
Mêlé aux autres, il lui arrivait de trouver des cristaux de valeur, des microgénérateurs, et même des grilles microsensorielles. Les Sardaukar avaient fait une descente dans les repaires des résistants deux mois auparavant, et il n’avait plus de réseau pour lui fournir les éléments dont il avait besoin. Désormais, il se battait seul, il refusait de s’avouer vaincu.
Il avait sombré dans la paranoïa. Il disposait encore de contacts dans les grottes du port spatial et les docks de retraitement, mais tous les rebelles qu’il avait connus, tous les revendeurs du marché noir avaient été exécutés.
Il gardait un profil bas, évitait soigneusement de fréquenter les anciens lieux de rendez-vous et avait changé ses itinéraires de crainte que certains prisonniers n’aient parlé. Il ne voyait même plus Mirai Alechem et s’enfonçait de plus en plus loin dans le sous-sol d’Ix.
Tout près de lui, l’un des ouvriers du tri lui paraissait particulièrement agité, jetant des regards nerveux autour de lui. C’tair l’avait évité, mais l’autre semblait deviner son intelligence. À l’évidence, il voulait entrer en contact avec lui, ce que C’tair ne souhaitait surtout pas. Il le soupçonnait d’être comme lui un réfugié simulant un état d’abrutissement et de soumission. Mais il ne pouvait faire confiance à personne.
Il s’efforçait de paraître indifférent, voué entièrement à sa besogne. Un partenaire curieux pouvait aussi bien être un Danseur Visage.
Des gardes surgirent un après-midi, accompagnés d’un Maître. Les cheveux collés au front par la sueur, C’tair vit son compagnon de corvée se roidir puis se concentrer fébrilement sur son travail.
C’tair fut tout à coup glacé : si les Tleilaxu étaient venus pour lui, s’ils savaient qui il était, ils le tortureraient pendant des jours avant de l’exécuter. Tous ses muscles étaient tendus, il était prêt au combat. Il réussirait peut-être à en jeter un ou deux dans le magma en fusion avant d’être tué.
Mais les gardes se portèrent droit sur son voisin inquiet et le Maître Tleilaxu croisa ses longs doigts comme des pattes d’araignée avec un sourire maléfique. Il avait un nez sans fin prolongé par un menton pointu et la peau blême comme s’il avait été vidé de son sang.
— Vous, Citoyen… suboïde, qui que vous soyez. Nous avons découvert votre véritable identité.
L’autre releva la tête, jeta un regard furtif à C’tair comme s’il implorait son aide, mais C’tair détourna les yeux.
— Inutile de vous cacher plus longtemps, continua le Maître d’un ton onctueux. Nous avons trouvé les dossiers. Nous savons que vous étiez comptable, un de ceux qui dressaient l’inventaire des articles sortis des manufactures ixiennes.
Un garde abattit une lourde main sur l’épaule de l’homme qui se débattit, pris de panique, mettant bas le masque.
Le Maître s’approcha de lui, plus paternel que menaçant.
Vous vous trompez sur notre compte, Citoyen. Nous avons fait tous ces efforts pour vous retrouver parce que nous avons un réel besoin de vos services. Le Bene Tleilax, votre nouveau gouvernement, est prêt à engager des travailleurs intelligents pour l’assister dans les tâches bureaucratiques. Vos connaissances en expertise mathématique sont précieuses.
Il balaya d’un geste la salle torride et puante.
— Ce travail ne correspond pas à vos talents. Venez avec nous, et nous vous confierons des responsabilités autrement plus intéressantes et dignes de vous.
Avec un faible sourire d’espoir, l’homme acquiesça.
— Je suis un excellent comptable. Je pourrai vous aider. Et vous être précieux. Car vous devez gérer tout cela comme une entreprise, vous savez.
C’tair faillit crier. Comment cet homme pouvait-il se montrer à ce point stupide ? S’il avait survécu douze ans sous l’oppression des Tleilaxu, comment pouvait-il ne pas deviner un piège aussi évident ?
— Bien, bien, ronronna le Maître. Nous aurons une réunion et vous pourrez nous faire part de vos idées.
Le garde posa un regard appuyé sur C’tair, et il sentit son cœur se figer à nouveau.
— Cette affaire vous concerne, Citoyen ?
C’tair fit un effort intense pour garder une expression flasque, pour ne pas montrer sa peur et parler d’une voix morne.
— Maintenant, il va y avoir plus de travail, fit-il, le regard perdu sur la chaîne de tri.
— Alors travaillez plus dur.
Le garde et le Maître Tleilaxu repartirent avec leur captif. C’tair revint à son travail mécanique.
Deux jours plus tard, on ordonna à toute l’équipe de se rassembler dans la caverne principale d’Ix pour assister à l’exécution du « comptable-espion ».
Lorsqu’il rencontra par hasard Mirai Alechem dans la routine quotidienne, C’tair réussit à dissimuler sa surprise.
Il avait encore une fois changé d’emploi après l’arrestation du comptable. Il ne se servait jamais de la même identité deux jours de suite. Il allait d’une mission à une autre, rencontrait parfois des regards curieux que ne suivait aucune question. Tout nouveau venu pouvait être un Danseur-Visage infiltré cherchant à intercepter des complots d’émeutes ou de sabotages.
C’tair devait se bâtir d’autres plans. Il fréquentait des postes de ravitaillement différents et passait de longs moments dans les files d’attente.
Les Tleilaxu utilisaient leur technologie biologique pour nourrir les travailleurs d’Ix et les repas, souvent, étaient peu reconnaissables. Ils savaient faire pousser des tumeurs végétales sur les plantes et les légumes. Ces excroissances informes avaient rendu les repas aussi mornes que le travail.
C’tair se souvenait des bons moments du passé, au Palais de Kaitain, avec sa mère et son père : les mets délicieux venus d'autres mondes, les hors-d’œuvre et les salades exotiques, les vins fins. Tout cela prenait l’allure d’un rêve, à présent, et cruellement il ne retrouvait pas la saveur de ces mets. »
Il resta en arrière dans la file pour ne pas être malmené par les autres et, quand le serveur lui tendit enfin son plateau, il découvrit les grands yeux sombres, les cheveux mal taillés et le visage attrayant de Mirai Alechem.
Dès que leurs regards se rencontrèrent, ils surent qu’ils ne devaient pas s’adresser la parole. C’tair se retourna furtivement vers les sièges, derrière eux, et Mirai leva discrètement sa cuiller.
— Asseyez-vous à cette table, camarade ouvrier. Elle vient juste d’être libérée.
Sans poser de question, C’tair prit place à l’endroit désigné et se mit à manger. Il se concentra en mâchant lentement pour que la fille ait tout le temps de lui adresser la parole.
Elle le rejoignit enfin avec son plateau et se mit à manger les yeux baissés. C’tair évitait de la regarder et, dans l’instant suivant, ils entamèrent une conversation à voix sourde en remuant le moins possible les lèvres.
— Je travaille sur la chaîne d’alimentation, dit Mirai. J’ai évité de changer de poste pour ne pas attirer l’attention.
— Moi, j’ai des tas de cartes d’identité.
Il ne lui avait jamais donné son nom lors de leurs rencontres et n’avait pas l’intention de changer.
— De tout le groupe, nous sommes les deux qui restent.
— Il doit y en avoir d’autres. J’ai encore quelques contacts. Pour le moment, je travaille seul.
— Ça ne mène pas à grand-chose.
— Mais si je suis mort, je ne pourrai pas faire grand-chose non plus. (Elle avala quelques bouchées tandis qu’il gardait le silence, mais il lui dit enfin :) Il y a douze ans que je me bats seul.
— Et vous n’avez pas fait grand-chose, non ?
— Je n’y arriverai pas avant que les Tleilaxu ne soient partis et que les gens d’Ix aient retrouvé leur planète.
Il se tut soudain, effrayé d’avoir été trop véhément, et se pencha sur son bol.
— Vous ne m’avez jamais dit sur quoi vous travailliez, et pourquoi vous récupériez tous ces éléments. Vous suivez un plan ?
Mirai lui jeta un regard vif avant de détourner la tête.
— Je construis un appareil de détection. Il faut que je découvre ce que les Tleilaxu fabriquent dans ce pavillon de recherche si bien gardé.
— Il est protégé par un champ de balayage, marmonna C’tair. J’ai déjà essayé.
— C’est pour ça qu’il me faut un nouvel appareil. Je crois… je crois que c’est dans le pavillon que nous trouverons pourquoi ils se sont emparés d’Ix.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous n’avez pas remarqué que les Tleilaxu sont entrés dans une nouvelle phase d’expériences ? Il se passe des choses obscures et redoutables.
C’tair s’était figé, la cuiller à quelques centimètres de sa bouche. Il l’observa, inquiet, avant de revenir à son bol presque vide. Il se dit qu’il fallait le finir lentement s’il voulait aller au bout de cette conversation avec Mirai sans qu’ils se fassent remarquer.
— Nos femmes disparaissent, reprit-elle avec un accent de colère. Les plus jeunes, celles qui sont encore fertiles et en bonne santé. Elles ont été effacées des rôles.
C’tair n’était jamais resté assez longtemps à un poste pour avoir remarqué ce genre de détail et sa gorge se noua.
— Est-ce qu’on les envoie dans les harems des Tleilaxu ? Mais pourquoi prendraient-ils des femmes ixiennes impies ?
Nul n’avait jamais vu de femelle Tleilaxu. La rumeur disait que le Bene Tleilax les séquestrait jalousement afin de les protéger des perversions de l’Imperium. Mais il se pouvait aussi qu’on les cache parce qu’elles étaient des gnomes encore plus laids que les hommes.
Mais était-ce une coïncidence si les femmes qui disparaissaient étaient encore en âge d’enfanter et saines ? Elles pouvaient être les meilleures des concubines… mais avec leur esprit malveillant, les Tleilaxu ne semblaient pas du genre à se livrer à des extravagances sexuelles.
— Je pense vraiment que la solution se trouve dans leur pavillon, insista Mirai.
C’tair posa sa cuiller : il ne lui restait qu’un rien de soupe.
— Tout ce que je sais, c’est cela : les envahisseurs se sont abattus sur ce monde avec un but abominable, pas seulement pour s’emparer de nos périmètres de recherche et de construction et conquérir Ix. Ils ont un autre programme. S’ils avaient eu vraiment l’intention de garder Ix pour leur seul profit personnel, ils n’auraient pas démantelé autant d’usines. Et ils n’auraient pas interrompu la construction des Long-courriers nouveau modèle, pas plus que la production des makungs et autres machines qui ont fait la fortune de la Maison Vernius.
Mirai hocha la tête.
— Je suis d’accord. Ils visent autre chose – et ils travaillent à l’abri des portes blindées et des boucliers. Je vais peut-être finir par savoir ce qu’ils font. (Elle se leva.) Et si j’y parviens, je vous le ferai savoir.
Elle se retira et, pour la première fois depuis des mois, C’tair ressentit un sentiment d’espoir. Au moins, il n’était pas le seul à combattre les Tleilaxu. Il n’y avait pas que Mirai mais des tas d’autres gens d’Ix, qui formaient autant de poches de résistance un peu partout. Sans cesse persécutées, annihilées, toujours reconstituées. Pourtant, depuis des mois il ne s’était rien passé dans la cité-caverne.
Il ne pouvait se faire à l’idée qu’il lui faudrait encore attendre une occasion durant des jours ou des mois. Il avait probablement raisonné de façon trop étriquée. Oui, il devait modifier sa tactique et contacter quelqu’un à l’extérieur pour demander du secours. Il devait appeler les autres mondes, en dépit du risque qu’il courait.
Et il savait déjà qui avait plus encore que lui à gagner.